« Opération contact » | Pa r i s
Les «Charges-objets» de Jean-Michel Sanejouand
au regard de pièces choisies
En 1964, dans une galerie de la rue du Bac, Jean-Michel Sanejouand initie son prolixe parcours de précurseur en révélant ses « Charges-objets ». Cinquante-cinq
ans plus tard, la Galerie kreo les expose pour en souligner toute l’importance historique.
Conçus au mitan des années 1960, comme une réponse critique aux promesses
des Trente Glorieuses comme aux expressions artistiques qui les accompagnèrent,
les « Charges-objets » constituent en effet un jalon marquant, paradoxalement méconnu,
de l’histoire de l’art contemporain français et international. En choisissant une voie toute
singulière dans sa mise en scène de l’objet – au-delà du readymade de Marcel Duchamp,
divergente du coq-à-l’âne des Surréalistes, plus décapante que celle des Nouveaux Réalistes
–, Jean-Michel Sanejouand faisait acte de bravoure : un pionnier pour qui l’expérimentation
n’est jamais aussi énergique que lorsqu’elle sait aussi être malicieuse.
Que sont donc ces « Charges-objets » créés entre 1962 et 1967 ? Les
réponses sont nombreuses, tant leur pertinence réside dans leur caractère multiple et
ouvert. En voici quelques définitions, complémentaires les unes des autres : des
associations subjectives d’« objets fascinants pour rien », selon l’artiste. Des
instruments pour éman-ciper le regard et perturber nos rapports aux objets – qu’il
s’agisse de produits manu-facturés utilisés tels quels (tables à repasser, grillages
métalliques, linoléum) ou d’an-ciennes peintures abstraites redéployées sans
affectation. Des aphorismes cinglants sur le « système des objets » décrit par Jean
Baudrillard en 1968. Une série d’oeuvres dont le titre sonne comme une mise en
garde, dont chaque oeuvre constitue un portrait à charge de notre modernité
industrielle, artistique, économique. Des preuves de l’indé-niable talent de coloriste de
l’artiste. Des exercices d’ironie envers le statut de l’oeuvre d’art, les mouvements
artistiques de l’Après-guerre et la sacro-sainte forme tableau. Une réponse française
aux « Specific Objects » de Donald Judd. Une manière d’exami-ner l’organisation de
l’espace et les relations entre les choses : « les “Charges-objets“ répondaient à un
besoin soudain urgent d’expérimenter l’espace concret et à un désir violent de
provoquer cet espace », se souvient Jean-Michel Sanejouand en 1986. Voici bien l’une
de ses grandes préoccupations pendant ses cinquante années de création, comme
l’illustre son fascinant Jeu de topo (1963) dont l’issue de chaque partie est
déterminée par l’accord des deux joueurs sur la meilleure disposition possible des cailloux-
pions.
Prenons quelques exemples. Dans Toile de bâche à rayures et règle (1964),
le rapprochement d’une mire colorée et d’un instrument gradué produit un court-circuit
visuel où système métrique et spectre chromatique se mesurent. Dans Toile noire +
châssis (1965), le décalage du support et de la surface requiert l’ajustement du regard,
annonçant les problématiques picturales des années 1970. Avec Linoléum, châssis
et plaque métallique perforée (1966), l’investissement du sol au plafond donne vie à
une sculpture d’ameublement où de simples matières à revêtement acquièrent un
statut inespéré pour de la quincaillerie. Dans Châssis carré et croix de tissu blanc et
Mono-chrome bleu derrière (1964), les réminiscences de l’histoire de l’art sont mises
à mal par l’irrévérence de l’artiste.
Partout, il est question de frottement du sens et du visible, de surfaces qui se touchent
et s’articulent entre elles, d’espaces tiers créés par ces opérations de contact dont les
objets, l’artiste et le spectateur peuvent tous ensemble se délecter.
Poursuivant les dialogues entre art et design initiés en 2012 avec l’exposition
Ensemble, conçue en collaboration avec Marcel Brient, Opération contact présente
également une sélection de créations emblématiques de la Galerie kreo.
Les « Charges-objets » sont présenté en « contact » visuel avec des pièces à la typologie
bien particulière : celles nommées « miscellanées », terme signifiant qu’elles ne
se conforment pas complètement aux réquisits des catégories canoniques du design
(assises, bureaux, luminaires, rangement). Signées Erwan & Ronan Bouroullec, Pierre
Charpin Hella Jongerius, Jasper Morrison, Julie Lohnman et Studio Wieki Somers, ces
pièces, aux apparences étonnantes mais aux fonctions claires, surprennent, troublent,
déconcertent.
Ensemble, miscellanées et « Charges-objets » invitent ainsi, avec leurs qualités
respectives et particulières, à repenser l’art et le design, notre appréhension de l’objet
usuel, sa puissance d’évocation et de transformation et la manière dont il nous faut vivre
avec les choses.
Clément Dirié
Né en 1934 à Lyon, Jean-Michel Sanejouand vit près de La Flèche (Sarthe), après avoir vécu à
Paris de 1959 à 1995. Depuis 1963, il a élaboré des corpus d’oeuvres successifs où s’exprime
continuellement son sens de l’expérimentation et de la liberté formelle. Entre 1963 et 1967,
il réalise la série des « Charges-objets », notamment exposés à la Biennale de Paris de 1965.
Entre 1967 et 1974, il conçoit de nombreuses Organisations d’espace, notamment en 1968 à la Galerie
Yvon Lambert et pour l’exposition Le Décor quotidien de la vie en 1968 au Palais Galliera (organisée
par Pierre Restany), puis en 1969 à la Kunsthalle de Berne alors dirigée par Harald Szeemann.
De 1968 à 1978, il réalise les Calligraphies d’humeur, ensemble de saynètes figuratives et comiques,
clairement érotiques, à rebours de l’esthétique de l’époque. Prolongeant les Organisations
d’espace, un ensemble d’oeuvres prenant en compte l’espace public et l’aménagement
urbain lui vaut d’être présent dans l’exposition-somme de l’art conceptuel Information au Museum
of Modern Art, New York, en 1970, puis exposé au Guggenheim Museum en 1972. En 1978, il
commence les Espaces Peintures que la Galerie de France expose en 1982, corpus clos en 1987.
Viennent ensuite les Peintures en noir et blanc (1987-1992), puis différents ensembles de peintures
et de sculptures, dont les Pierres peintes, série toujours en cours. En 1995, le Centre Pompidou lui
consacre une exposition rétrospective, exercice auquel se livre en 2012 le FRAC Pays-de-la Loire.